Un article que j’ai Ă©crit pour la Newsletter du PMI France – Novembre 2025
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Il y a quelques annĂ©es, j’animais une session de sensibilisation Ă l’agilitĂ© auprĂ©s d’un comitĂ© de direction. Nous parlions transformation agile, comme toujours Ă l’époque. Ă€ un moment, le CFO m’interrompt : „Rachel, je ne comprends pas. Vous me parlez de vĂ©locitĂ©, de sprints, de rĂ©trospectives. Mais moi, ce que je veux savoir, c’est simple : est-ce que ça va nous coĂ»ter moins cher de nous tromper ?“
J’ai marquĂ© un temps.Pas par effet dramatique. Juste parce que je venais de rĂ©aliser qu’il avait formulĂ© en une phrase ce que j’essayais maladroitement de justifier avec mes slides sur la collaboration et l’auto-organisation. Il avait raison, et j’avais tort de ne pas commencer par lĂ . Pire, j’avais tort de ne mĂŞme pas y avoir pensĂ©.
Depuis cette conversation, je me pose la question diffĂ©remment. Si les dirigeants ne „comprennent pas l’agilitĂ©“, est-ce vraiment de leur faute ? Ou est-ce nous qui avons arrĂŞtĂ© de parler leur langue ? Je penche franchement pour la deuxième option. Et je pense qu’on a collectivement ratĂ© quelque chose d’essentiel sur l’origine mĂŞme de ce qu’on dĂ©fend.
Parce que l’agilitĂ©, au dĂ©part, n’est pas nĂ©e dans un atelier de design thinking avec des post-its ou dans un sĂ©minaire de bien-ĂŞtre au travail. Elle est nĂ©e dans cette AmĂ©rique libĂ©rale et capitaliste des annĂ©es 80-90, en lien avec le boom de la Silicon Valley oĂą le logiciel devenait l’actif central de la valeur Ă©conomique.
Avant l’apparition des approches agiles, les projets informatiques Ă©taient gĂ©rĂ©s comme on gère la construction de ponts, et cette approche Ă©tait lourde et couteuse. Le Standish Group le documentait froidement dès 1994 : moins d’un tiers des projets survit et voient le jour en respectant plus ou moins leurs objectifs de temps, de coĂ»t et de portĂ©e. C’est en rĂ©action Ă cette inefficacitĂ©, cette perte colossale, que d’autres approches plus lĂ©gères et empiriques sont alors essayĂ©es.
En fĂ©vrier 2001, se retrouvent Ă Snowbird les principaux crĂ©ateurs de ces nouvelles approches. Pas des consultants en transformation. Pas des RH. Des gens qui codaient, livraient, et perdaient de l’argent quand ça ratait. Leur manifeste ne parle pas d’Ă©panouissement collectif. Jon Kern, l’un des signataires, rĂ©sumait sa vision ainsi : „Une concentration laser sur la crĂ©ation de valeur business grâce Ă l’utilisation stratĂ©gique des ressources IT.“
Donc l’agilitĂ©, Ă l’origine, ce n’Ă©tait pas une croisade pour rendre les gens heureux. C’Ă©tait une rĂ©ponse pragmatique Ă un vrai problème Ă©conomique : comment arrĂŞter de cramer du capital, du temps, de l’énergie dans des projets qui n’aboutissent Ă rien. Point.
Ce qui m’amène au cĹ“ur du sujet. Si on revient aux fondamentaux, l’agilitĂ© repose sur trois mĂ©canismes Ă©conomiques assez Ă©lĂ©mentaires, mais qu’on a tendance Ă oublier sous le jargon.
D’abord, elle rĂ©duit le risque de perte totale. Un projet menĂ© en cascade, c’est un pari unique. Tout ou rien. Vous misez tout sur une vision formulĂ©e au dĂ©but, et vous dĂ©couvrez si elle Ă©tait bonne dix-huit mois plus tard. L’agilitĂ© transforme ce pari en une sĂ©rie d’options rĂ©versibles. Chaque itĂ©ration est une dĂ©cision d’investissement que vous pouvez ajuster, rĂ©orienter ou interrompre. C’est la logique des options rĂ©elles appliquĂ©e au produit. Vous n’ĂŞtes plus prisonnier d’un plan initial.
Ensuite, elle diminue le coĂ»t de l’erreur. C’est presque mathĂ©matique : plus vous attendez avant de dĂ©tecter un problème, plus il coĂ»te cher Ă corriger. Les boucles de feedback courtes, l’intĂ©gration continue, les revues frĂ©quentes, tout ça ce ne sont pas des rituels d’Ă©quipe sympathiques. Ce sont des dispositifs pour Ă©conomiser de l’apprentissage. Vous apprenez vite, vous corrigez vite, vous perdez moins.
Enfin, elle accĂ©lère le retour sur investissement. Chaque incrĂ©ment livrable matĂ©rialise la valeur plus tĂ´t. McKinsey a montrĂ© que les boĂ®tes qui amĂ©liorent leur time-to-market de 20 % ou plus voient leur satisfaction client grimper de 10-15 %, et leur rendement pour les actionnaires de 20-30 % par rapport Ă leurs concurrents plus lents. Forsgren, Humble et Kim ont documentĂ© dans Accelerate le lien direct entre vitesse de livraison et performance globale de l’organisation. Mieux livrer = mieux performer, Ă©conomiquement parlant. C’est plus une hypothèse Ă ce stade, c’est validĂ©.
Quand l’agilitĂ© est arrivĂ©e en Europe, quelque chose s’est perdu en route. L’intention Ă©tait bonne, hein : remettre l’humain au centre, valoriser la collaboration, casser les silos. Mais Ă force de parler valeurs et postures, beaucoup d’organisations ont complètement oubliĂ© le sens Ă©conomique du modèle. L’agilitĂ© est devenue un programme de changement culturel plus qu’un système pour piloter la crĂ©ation de valeur.
On s’est mis Ă parler d'“intĂ©grer l’agilitĂ© au business“, comme si l’entreprise Ă©tait une terre vierge Ă Ă©vangĂ©liser. Comme si les dirigeants devaient apprendre notre vocabulaire, s’adapter Ă nos rituels. Mais le business est dĂ©jĂ agile, dans le sens le plus concret du terme. Il alloue du capital, mesure le rendement, gère les risques, cherche Ă apprendre avant d’investir massivement. Il fait ça tous les jours. C’est nous qui avons arrĂŞtĂ© de parler sa langue.
Je me suis rendue compte de ça assez tĂ´t, Ă©tant issue du monde du Produit. Un jour, lors d’une revue de portefeuille, un directeur a demandĂ©: „Combien nous coĂ»te un sprint ratĂ© ?“ Personne n’avait la rĂ©ponse. Le coach du train avait des mĂ©triques de vĂ©locitĂ©, des burn-down charts, des taux de satisfaction d’Ă©quipe. Mais pas le coĂ»t rĂ©el. C’est lĂ que j’ai compris qu’on avait un problème de crĂ©dibilitĂ©.
Le problème, c’est que beaucoup de coachs agiles savent animer une rĂ©trospective mais ne savent pas lire un compte de rĂ©sultat. Nous parlons de „vĂ©locitĂ©“, pas de „coĂ»t du dĂ©lai“. Nous mesurons la satisfaction d’Ă©quipe, mais rarement le retour sur investissement des livraisons. Nous sommes devenus des experts des frameworks, mais des ignorants du modèle Ă©conomique que ces frameworks sont censĂ©s servir.
Le Boston Consulting Group estimait en 2020 que seulement 30 % des transformations d’entreprise atteignent leurs objectifs de valeur. Si la majoritĂ© des initiatives agiles Ă©chouent Ă crĂ©er de l’impact, ce n’est pas faute de post-its ou de daily stand-ups bien animĂ©s. C’est faute d’un langage commun entre ceux qui pilotent les produits et les Ă©quipes, et ceux qui pilotent les budgets.
Le business n’a pas besoin de missionnaires. Il a besoin d’alliĂ©s qui savent penser comme lui : capital, rendement, risque, options. Et ça, on doit le bosser. Alors concrètement, qu’est-ce qu’on fait ?
Redevenir crĂ©dible suppose d’Ă©lever notre niveau de jeu. Pas de mieux animer. De mieux raisonner.
Apprendre Ă lire un P&L, dĂ©jĂ . Comprendre oĂą se crĂ©e et se dĂ©truit la marge. Relier nos mĂ©triques agiles Ă la performance Ă©conomique : le time-to-market devient time-to-value, la dette technique devient prime de risque, etc… Traiter la discovery comme un portefeuille d’options, oĂą chaque expĂ©rimentation est un ticket d’apprentissage Ă ROI informationnel. Ça parait basique, mais combien d’entre nous le font vraiment ?
Et surtout, parler la langue du COMEX. Un MVP, ce n’est pas un „produit minimal“. C’est un investissement Ă option limitĂ©e. Un sprint, ce n’est pas un rituel de deux semaines. C’est un cycle d’apprentissage mesurĂ©. Une release, ce n’est pas une livraison technique. C’est une capture progressive de valeur.
Prenons un exemple concret, parce que c’est plus parlant. Vous voulez dĂ©fendre une initiative produit devant un CFO. Ne dites pas : „On va livrer en itĂ©ratif pour maximiser la valeur.“ Dites : „Chaque cycle nous coĂ»te X, nous permet de valider ou d’invalider une hypothèse de marchĂ©, et nous donne l’option d’arrĂŞter avant d’avoir engagĂ© l’investissement total. Le coĂ»t de l’abandon anticipĂ© est Y. Le coĂ»t d’un Ă©chec en fin de projet serait Z. Voici les scĂ©narios de risque et les points de dĂ©cision.“
Vous ne parlez plus d’agilitĂ©. Vous parlez d’ingĂ©nierie de l’investissement adaptatif. Et lĂ , tout change.
Le jour oĂą un coach agile saura dĂ©fendre une initiative produit devant un dirigeant avec des hypothèses chiffrĂ©es, des scĂ©narios de risque et un ROI attendu, il n’aura plus besoin de „convaincre le business“. Il en fera partie. L’agilitĂ© cessera d’ĂŞtre un folklore mĂ©thodologique pour redevenir ce qu’elle a toujours Ă©tĂ© : une ingĂ©nierie de la dĂ©cision et du capital.
Comme l’Ă©crivait le Harvard Business Review en 2018 : „Bien menĂ©e, l’agilitĂ© se traduit presque toujours par une productivitĂ© accrue, un time-to-market plus rapide, une meilleure qualitĂ© et un risque rĂ©duit.“ C’est juste qu’on a oubliĂ© de parler de ça pendant qu’on dĂ©battait de “faut il Ă©crire agile ou Agile?” ou “que pensez-vous des estimations?”
L’agilitĂ© n’est pas un supplĂ©ment d’âme. C’est un choix Ă©conomique rationnel dans un monde oĂą l’incertitude coĂ»te plus cher que l’Ă©chec. Elle n’a pas Ă©tĂ© inventĂ©e pour rendre les gens heureux, mais pour rendre les entreprises viables. Le bonheur au travail, quand il arrive, c’est un effet de bord. Pas l’objectif premier.
Notre responsabilitĂ© aujourd’hui n’est plus d’apporter l’agilitĂ© au business. C’est d’Ă©lever notre propre culture Ă©conomique jusqu’Ă pouvoir parler, d’Ă©gal Ă Ă©gal, avec ceux qui dĂ©cident. Tant que nous n’aurons pas franchi ce cap, nous resterons des techniciens du changement. Le jour oĂą nous le franchirons, nous redeviendrons ce que les fondateurs de l’agilitĂ© Ă©taient : des stratèges de la valeur.
La vraie question n’est pas : „Comment Ă©vangĂ©liser le business ?“
Mais : „Combien ça coĂ»te de se tromper, et comment l’agile rĂ©duit-elle cette facture ?“
Quand nous saurons rĂ©pondre à ça, nous n’aurons plus besoin de convaincre personne.
