La nouvelle m’est arrivée via mon ami Jason Yip , qui l’a partagée sur notre petit groupe d’anciens coachs Spotify : «l’Agile Alliance rejoint le Project Management Institute». L’article complet est à lire ici : source.
Voilà une nouvelle qui, disons-le, ne passera pas inaperçue dans nos cercles. Ce rapprochement inattendu soulève autant de sourcils que de questions.
D’un cĂ´tĂ©, on a l’Agile Alliance, qui a longtemps incarnĂ© les valeurs du Manifesto et servi de socle Ă la communautĂ© agile mondiale. De l’autre, le PMI, gĂ©ant des mĂ©thodologies Projet “traditionnelles” devenu friand de frameworks agiles. Ces deux entitĂ©s, historiquement aux antipodes sur leurs visions, se trouvent maintenant rĂ©unies sous le mĂŞme toit. Alors, faut-il y voir une contradiction ou une opportunitĂ© ?
Une Alliance Ă bout de souffle ?
Pour remettre un peu de contexte, je suis membre de l’Agile Alliance depuis des années. J’ai toujours considéré cette organisation comme la confédération internationale des agilistes : un espace d’échange, d’apprentissage et de diffusion de bonnes pratiques. Mais ces dernières années, l’Alliance a traversé quelques zones de turbulences. Les fameux Agile Gatherings, qui étaient autrefois sold-out en quelques jours, peinent maintenant à remplir leurs salles. Pourquoi ? Une équation économique difficile : prix en hausse + budget formation en baisse = salles à moitié vides. Il faut dire que la conjoncture économique est difficile pour nombre de professionnels du conseil et de la formation en agilité depuis 18 à 24 mois.
Un simple coup d’œil sur les études de marché ou les retours des praticiens suffit à constater une érosion. La demande n’est plus aussi effervescente qu’auparavant, même si l’industrie reste économiquement puissante à l’échelle mondiale. L’industrie du conseil et de la formation en agilité ralentit, elle souffre de la conjoncture économique qui impacte aussi de nombreuses autres filières conseil.
C’est dans ce contexte que vient cette annonce, qui en a surpris plus d’un-e. C’est lĂ que l’analyse de l’évènement devient intĂ©ressante. Le rapprochement avec le PMI peut ĂŞtre lu de plusieurs manières :
- La thèse pragmatique : c’est un mariage de raison, oĂą l’Agile Alliance cherche un second souffle et le PMI une lĂ©gitimitĂ© agile renforcĂ©e.
- La thèse pessimiste : c’est la fin d’une Ă©poque, l’absorption des valeurs agiles par la machine corporate qu’on voulait initialement challenger.
- La thèse dialectique : c’est une Ă©volution naturelle, oĂą les opposĂ©s finissent par converger dans un monde professionnel qui a besoin des deux approches.
Certes, le PMI s’intéresse à l’agilité depuis un moment. Il a intégré Disciplined Agile à son portefeuille, développé la certification PMI-ACP et s’est efforcé d’élargir son image au-delà des Gantt Charts. Mais est-ce suffisant pour que l’Agile Alliance s’y sente à sa place ? Difficile de ne pas se demander si cette alliance ne traduit pas une dilution des valeurs agiles dans quelque chose de plus institutionnel, voire corporatiste. Le PMI, après tout, reste l’emblème du Project Management tel qu’il était pratiqué bien avant le Manifeste Agile. Ironie de l’histoire, ou coïncidence bien orchestrée ?
L’agilité victime d’elle-même?
Cette annonce symbolise aussi autre chose : l’agilité est mainstream. Ce qui était un mouvement rebelle, une façon de remettre en cause les approches rigides, s’est institutionnalisé au point de devenir une norme dans les grandes entreprises. Le fait est qu’à force d’être vendue et “implémentée” partout et par toustes depuis 30 ans, l’agilité est devenue normalisée/ normalisante.
C’est la loi du cycle de vie : après l’euphorie, vient la consolidation. On n’est pas dans un effondrement, mais dans une restructuration naturelle d’un marchĂ© qui arrive Ă maturitĂ©. Comme toutes les industries arrivĂ©es Ă un certain niveau de maturitĂ©, l’industrie agile se restructure, s’adapte, se dĂ©place.
Ce rapprochement entre l’Agile Alliance et le PMI est un signe de cette industrialisation. On ne parle plus ici de communautĂ©s vibrantes de praticien-nes, d’expĂ©rimentations, ou de conversations inspirantes. On parle de gros acteurs, d’alignement stratĂ©gique, et – soyons honnĂŞtes – d’enjeux financiers. Quand les cabinets de conseil traditionnels – les BCG, McKinsey et autres BigFour, deviennent les plus gros vendeurs de transformations et de “TOM Agiles”, on peut lĂ©gitimement s’interroger sur la prĂ©servation de l’esprit original.
Mais attention au piège de la nostalgie. L’agilitĂ© n’est pas morte, elle mute. Si Elle a vieilli, pris quelques kilos (Ă cause des frameworks trop gourmands ?), elle continue de dĂ©montrer sa pertinence bien au-delĂ de la Tech. Certes, la nouveautĂ© s’est estompĂ©e, mais la profondeur des pratiques et leur adoption dans des organisations toujours plus diverses prouvent leur rĂ©silience. Nous sommes dans une pĂ©riode de maturitĂ©, moins glamour, mais probablement plus structurante. La vraie question n’est pas “est-ce que l’agilitĂ© est morte ?” mais “comment prĂ©server son essence tout en acceptant son Ă©volution ?”
Pour conclure – et lĂ je mets mes tripes sur la table l’Agile Alliance n’a jamais Ă©tĂ© qu’une institution. C’est nous, la communautĂ© de celles-ceux qui pratiquent au quotidien et aident les autres Ă pratiquer, qui portons les valeurs agiles et la valeur de ces approches.
Cette nouvelle est peut-être un mal nécessaire pour permettre à l’Agile Alliance de survivre. Peut-être que l’Agile Alliance se cherche. Peut-être que ce rapprochement avec le PMI sera une bonne chose à terme. Mais j’espère que l’esprit pionnier et une peu rebelle de l’agilité — celui qui a écrit le Manifeste dans une station de ski il y a plus de deux décennies — saura rester intact, même dans cette nouvelle étape.
À nous de défendre ce qui fait la force de l’agilité : la capacité à remettre en cause, à s’adapter au contexte, et surtout à ne jamais devenir un produit pré-packagé destiné à satisfaire une logique industrielle. Car si on doit s’égarer dans le triangle de Gantt, autant garder un post-it pour retrouver le chemin.