Il y a quelques mois, j’ai assistĂ© Ă une rĂ©union qui a tournĂ© au vinaigre. Des managers s’affrontaient sans vraiment comprendre pourquoi. Les uns parlaient de KPIs, de vision long terme, dâitĂ©rations et de learning loops. Les autres de jalons, de livrables, de comitĂ©s de pilotage et de reporting. MĂȘme entreprise, mĂȘme objectif supposĂ©, mais deux langages tellement diffĂ©rents qu’on aurait dit deux planĂštes. Et – Ă©videment – en tant que coach agile et coach produit, iels m’ont pris a parti. Le fossĂ© entre “projet” et “produit” n’est pas qu’une affaire de mots. C’Ă©tait une divergence fondamentale de posture et de vision.
Depuis des annĂ©es, cette distinction anime le monde de la Tech et la communautĂ© agile : faut-il penser nos efforts en mode projet ou en mode produit ? Pour beaucoup, la diffĂ©rence reste floue, souvent perçue comme du jargon de consultant. Pourtant, comprendre ce qui distingue un projet dâun produit nâest pas une coquetterie intellectuelle. Câest sâĂ©quiper dâun outil de lecture bien utile quand il nous faut piloter dans un monde oĂč les cycles se raccourcissent, les attentes clients sâintensifient, et lâincertitude devient la norme.
Le vĂ©ritable enjeu nâest pas de dĂ©signer un “meilleur” modĂšle, mais de discerner dans quel contexte chaque approche est adaptĂ©e. Et surtout, de comprendre pourquoi tant dâorganisations qui persistent Ă tout structurer en projets peinent Ă crĂ©er un impact durable. Sans jamais leur assĂ©ner quâelles ont “tout faux” â ce qui, soyons honnĂȘtes, ne fait que renforcer les rĂ©sistances.
Une histoire de cuisine
Laissez-moi vous raconter lâhistoire de Thomas et Claire.
Thomas est un chef renommĂ©. On l’appelle pour des Ă©vĂ©nements exceptionnels. Le mois dernier, il a orchestrĂ© le mariage de lâannĂ©e. Trois mois de prĂ©paration, une brigade rĂ©unie pour lâoccasion, un menu sur mesure, des produits sourcĂ©s aux quatre coins du pays. Le jour J, tout Ă©tait parfait. Ă minuit, quand le dernier convive est parti, Thomas a rangĂ© ses couteaux, saluĂ© son Ă©quipe Ă©phĂ©mĂšre, et sâest Ă©clipsĂ©. Mission accomplie. Un projet exemplaire : temporaire, ciblĂ©, avec un dĂ©but, une fin, et un moment de gloire au milieu.
Claire, elle, a ouvert son restaurant il y a cinq ans. Son dĂ©fi est dâune toute autre nature. Chaque soir, sa porte sâouvre sur de nouveaux visages, des habituĂ©s fidĂšles, des avis changeants. Sa carte Ă©volue avec les saisons. Son Ă©quipe apprend, sâajuste, progresse ensemble. Un jour, une critique nĂ©gative lâa poussĂ©e Ă repenser sa formule dĂ©jeuner. Un autre, la pĂ©nurie dâun ingrĂ©dient lâa contrainte Ă rĂ©inventer un plat signature. Claire ne vise pas la perfection dâun soir, mais la satisfaction renouvelĂ©e, soir aprĂšs soir. Son restaurant nâest pas un Ă©vĂ©nement â câest un organisme vivant. Un produit.
Cette mĂ©taphore Ă©claire lâessentiel : un projet crĂ©e un livrable ; un produit crĂ©e une valeur continue. Le projet est une parenthĂšse. Le produit, un engagement.
Quand le projet reste pertinent
Jâai vu Laurent, directeur IT dâune banque, piloter une mise en conformitĂ© rĂ©glementaire complexe. DĂ©lai non nĂ©gociable, pĂ©rimĂštre figĂ© et connu, enjeux juridiques importants : tout appelait une approche projet. Et cela a fonctionnĂ©. Six mois plus tard, le systĂšme Ă©tait conforme, lâĂ©quipe sâĂ©tait dissoute, chacun avait repris ses activitĂ©s. Objectif atteint. Mission close.
Le mode projet nâest ni obsolĂšte ni inadaptĂ©. Il reste idĂ©al lorsquâon connaĂźt la destination, que le chemin est balisĂ© et relativement prĂ©visible, que le succĂšs est binaire : livrĂ© ou non. C’est le monde du simple et du compliquĂ© selon le modĂ©le Cynefin (*). Construire un pont, organiser un Ă©vĂ©nement, dĂ©livrer un prototype, rĂ©pondre Ă une exigence lĂ©gale â ces dĂ©fis relĂšvent dâune logique de projet.
Quand l’approche produit devient indispensable
Mais jâai aussi accompagnĂ© Sarah, qui dirigeait le lancement dâune application mobile dans une entreprise oĂč tout Ă©tait structurĂ© en projets. LâĂ©quipe a livrĂ© dans les temps, respectĂ© le budget. Champagne. Trois mois plus tard, câĂ©tait un dĂ©sastre : taux dâusage mediocre, fonctionnalitĂ©s ignorĂ©es, et surtout un ROI loin d’etre garantit. Pourquoi ? Parce quâau moment oĂč il fallait commencer Ă apprendre des utilisateurs, lâĂ©quipe sâĂ©tait dissoute. Le budget Ă©tait Ă©puisĂ©. Lâattention tournĂ©e vers “le projet suivant”.
Dans un monde de complexitĂ© oĂč la durĂ©e de vie moyenne dâune app mobile est infĂ©rieure Ă 90 jours (*), oĂč 70-80 % des fonctionnalitĂ©s dĂ©veloppĂ©es ne sont jamais utilisĂ©es, structurer son innovation comme une suite de projets fermĂ©s revient Ă investir massivement dans des solutions mortes-nĂ©es. Ce nâest pas un sujet de gouvernance. Câest une question de survie business.
Changer de relation Ă la valeur
Le passage du projet au produit transforme radicalement notre rapport Ă la rĂ©ussite. Dans un projet, on cĂ©lĂšbre la livraison : dĂ©lais tenus, pĂ©rimĂštre respectĂ©, budget maĂźtrisĂ©. Dans un produit, on mesure lâimpact rĂ©el : avons-nous rĂ©solu un vrai problĂšme ? Créé un usage durable ? GĂ©nĂ©rĂ© de la rĂ©tention ? Fait croĂźtre le revenu ? Et si ce nâest pas le cas, que devons-nous apprendre, ajuster, tester ?
Cela change tout dans la maniĂšre dont on structure les Ă©quipes. En projet, les talents se rassemblent temporairement, puis se dispersent. Le savoir se perd. Le contexte sâĂ©vapore. La courbe dâapprentissage est effacĂ©e Ă chaque livraison. Dans un modĂšle produit, on privilĂ©gie la stabilitĂ©, la montĂ©e en expertise sur un pĂ©rimĂštre donnĂ©, la relation directe avec les utilisateurs. On construit une capacitĂ© collective Ă apprendre vite et Ă dĂ©livrer souvent. Câest un capital long terme.
Une transformation culturelle, pas juste organisationnelle
Je me souviens de Mathieu, que j’ai conseillĂ© sur une bascule vers un operating model produit : âLe plus difficile, ce nâĂ©tait pas de changer les rĂŽles ou les outils. CâĂ©tait de changer ce quâon attend de nous. Jâai dĂ» expliquer Ă mon COMEX quâon ne pouvait plus leur promettre ce quâon livrerait Ă 12 mois. Mais quâon serait capable de sâajuster toutes les semaines pour crĂ©er ce qui compte vraiment, et que lĂłn piloterait en se basant sur les revenus, et plus uniquement sur les dĂ©penses.â
Passer dâune logique projet Ă une logique produit, ce nâest pas troquer un process pour un autre. Câest accepter que la planification parfaite est une illusion. Et que notre meilleure rĂ©ponse Ă lâincertitude, câest notre capacitĂ© Ă apprendre vite, Ă prioriser bien, Ă nous adapter en continu.
Le prix caché du tout-projet
Le plus souvent, le modĂšle projet Ă©choue non pas par manque de rigueur, mais parce quâil ignore lâaprĂšs. Une fois le budget consommĂ©, lâĂ©quipe dissoute, qui reste pour apprendre ? Qui itĂšre ? Qui corrige ? Qui optimise ? Le coĂ»t de ce dĂ©sapprentissage permanent nâapparaĂźt dans aucun tableau de bord, mais il plombe silencieusement la performance produit. Et par ricochet, la performance de lâentreprise.
Une question de choix, pas dâopposition
Attention : ce nâest pas une guerre de religions. Ce nâest pas projet contre produit. Ce nâest pas passĂ© contre avenir. Câest une question de pertinence.
Vouloir tout gĂ©rer en projet, câest comme vouloir faire tourner un restaurant avec les recettes dâun banquet unique. Cela peut donner lâillusion de fonctionner. Jusquâau jour oĂč lâon sâĂ©puise Ă livrer, pendant que dâautres construisent de la valeur pĂ©renne.
Mais lâinverse est tout aussi vrai. Tout vouloir traiter en mode produit nâa pas plus de sens. Certaines initiatives nâont pas vocation Ă durer : elles ont un objectif clair, un pĂ©rimĂštre dĂ©fini, une fin assumĂ©e. Y greffer artificiellement un modĂšle produit, câest risquer la sur-ingĂ©nierie, lâalourdissement, voire lâimmobilisme. Un bon produit, câest aussi savoir dire non au modĂšle produit quand il ne sâimpose pas.
Il ne sâagit donc pas de choisir son camp, mais de faire preuve de discernement stratĂ©gique. De poser la bonne intention au bon endroit, avec le bon cadre dâexĂ©cution.
LâexpĂ©rience avant la thĂ©orie
Ce nâest pas en lisant cet article que vous serez convaincu-e. Câest en voyant une Ă©quipe produit rĂ©ellement autonome, alignĂ©e sur la stratĂ©gie de l’entreprise et Ă lâĂ©coute de ses utilisateurs, qui apprend vite, qui livre souvent des fonctionnalitĂ©s qui font sans sur votre marchĂ©, et qui crĂ©e un impact tangible. Câest en observant que le âmodĂšle produitâ nâest pas une mode, mais une machine Ă apprendre plus vite que la concurrence.
Et vous, dans votre organisation : ĂȘtes-vous en train de planifier un grand banquet, ou de bĂątir un restaurant qui traversera les saisons ?
Si ce sujet rĂ©sonne avec ce que vous vivez, si vous hĂ©sitez sur la bonne approche ou sentez que vos Ă©quipes naviguent Ă vue, je serais ravie dâen discuter.
J’ai créé bttrways pour accompagner les dirigeants de la Tech – CxO et leadership teams – dans la mise en place dâorganisations Produit solides, sur-mesure et impactantes. Le premier pas est souvent une conversation franche : c’est facile et gratuit đ
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(*) a lire au sujet de Cynefin en plus des Ă©crits de Dave Snowden , vous pouvez complĂ©ter par l’excellent article de mon ami Nils Lesieur đ avec une trĂ©s chouette bilbiographie
(*) selon Flurry, le “milieu de vie” d’une app (moment oĂč elle perd 50% de son audience) arrive en moyenne au bout de 3 Ă 4 mois, selon la plateforme. Les jeux et les apps sociales voient ce dĂ©clin encore plus tĂŽt – la durĂ©e de 90 jours reflĂšte surtout la rĂ©alitĂ© de l’engagement utilisateur, pas la durĂ©e de disponibilitĂ© de l’application sur les stores.